Certes, ils sont certainement des dizaines et des dizaines dans l'Yonne depuis des mois qui ont dû fuir le transfert ou les réponses négatives de la CNDA. Nous sommes si peu présents dans les CAO que nous ne les connaissons pas, à Jaulges, dans les appartements dépendant du CAO d'Auxerre. Et même au CAO d'Auxerre, où entre les Dublins qui arrivent, les Dublins déboutés, ceux qui passent à l'Ofra et ceux qui passent devant la CNDA, les demandeurs qui attendent des mois le passage en procédure normale, on perd le fil de ces vies, on ne répond plus à l'essentiel.
Mais, je vais parler de toi pour en fait parler de tous ces demandeurs raflés, déboutés, fuyant le transfert, qui peuplent, invisibles et traqués, les rues de l'Europe, passant des années ici, des années là, des non vies, des vies prises, brisées.
Tu es arrivé en été 2016, parmi les premiers raflés, envoyés dans les centres de tri de l'Yonne. En septembre, je t'ai trouvé là, au CAO d'Auxerre quand, Sénonais, nous avons continué à accompagner les demandeurs d'asile arrivés au F1 de Sens et transférés dans ce CAO.
Tu as passé le long automne, hiver jusqu'à l'arrêt momentané des expulsions en avril 2017 pour cause d'élection et ton passage en procédure normale. Les photos témoignent de ces longues soirées où nous mangions tous ensemble,et vous attendiez de savoir comme dit un autre demandeur qui suit le même terrible parcours : "A qui serait le tour". Sans sommeil, la "tête occupée par Dublin"
Puis tu as attendu la convocation à Dijon pour passer en procédure normale.
Puis, tu es allé à l'Ofra où tu as été mis en procédure accélérée. Et se sont enchaînés de longs mois sans argent et pratiquement sans aide. Jamais tu n'as rien demandé. Tu es resté égal à toi-même. Devenant peu à peu référence pour les nouveaux arrivés, attaché au calme et à des conditions décentes: je vous vois quand j'arrive, armés de balais, déplaçant les meubles. Mais restant de plus en plus en retrait. Tu as appris notre langue, seul, avec ton téléphone et les derniers temps, tu étais souvent le traducteur des autres demandeurs.
Puis est venue cette semaine, ta convocation à la CNDA. Avec le nombre de demandeurs, c'est trop tard que nous t'avons aidé. Mais celles qui l'ont fait, ont pu reconnaître tes qualités humaines.
La personne qui t'accompagnait à la CNDA - elle y allait pour la première fois -, a décrit les conditions dans un témoignage que nous reprendrons dans le prochain article.
"Madame" la Juge ne t'a pas cru, elle ne t'a même pas donné le bénéfice du doute. Pourtant tu es d'un peuple parmi les plus menacés.
Tu es allé voir le résultat, tu voulais voir de tes yeux, sur l'ensemble des demandeurs ce jour-là, seuls deux ont eu une réponse positive.
Au CAO, le soir, un défilé de demandeurs est venu te dire sa sympathie. Tu es resté égal à toi-même. Calme, discret et résolu.
Deux ans ont ainsi passé, deux ans pris à ta vie.
Et maintenant, toi aussi, tu dois rejoindre cette innombrable armée des demandeurs d'asile invisibles et traqués qui peuplent les centres et les rues de l'Europe.
Ce texte pour toi, pour tous,
Demandeurs d'asile en 89.
Publié le 12 octobre 2018